41. [L-15] Re: Blog : Etonnement et adhésion, réponse de Pierre à Christophe

Bonjour,

Jusqu'à présent et faute de temps je n'ai pas participé au débat qui a été lancé grâce à l'heureuse initiative de ceux qui ont mis en place ce blog. En revanche, j'ai rédigé un petit article qui doit paraître dans la prochaine Salida où j'explique quelques unes des raisons pour lesquelles je suis, comme beaucoup d'autres, très en désaccord avec l'étude en cours.

J'interviens aujourd'hui sur le blog en réponse au courrier de Christophe et en particulier sur ce qu'il avance sur l'absence de risques que représente l'étude qu'il dirige. Selon lui "une étude n'implique aucun danger" et que "c'est l'ignorance qui est source de danger et de dérive".

Une telle assertion me laisse assez perplexe. On sait en effet que le savoir est fortement lié au pouvoir. Nous avons suffisamment d'exemples dans l'histoire qui nous montrent, par exemple,que c'est souvent le savoir qui a permis l'asservissement des populations. Aujourd'hui, une forte controverse existe en France autour du "comptage ethnique" refusé pour les uns en raison des risques de discrimination et souhaité par les autres pour mieux lutter contre le racisme. Un tel débat montre que les études ne sont jamais sans danger.

Cela dit, il ne s'agit pas de plaider pour l'ignorance. A ma connaissance, personne, dans le débat sur le blog, n'a pris une telle position. Par contre, la question est de savoir quelles connaissances on cherche à mobiliser. Qui a besoin de cette connaissance ? Pour quel usage ? En fait la question, puis les méthodes d'investigation, les outils mobilisés contribuent "mettre en forme la réalité" et à donner une certaine représentation de celle-ci (et en l'occurrence du tango argentin).

Or, c'est bien ce que je reproche à cette étude, c'est la question qui est posée et dont les conséquences (quels que soient les résultats) risquent d'être redoutable pour l'avenir du tango argentin en France et la façon dont on se le représente. La question de la "certification" oblige en, effet à penser le tango en terme "d'enseignement", de 'technique d'enseignement" et à terme de "codification éventuelle". D'où le questionnaire adressé par les sociologues sur les professeurs, le nombre de cours etc...Rien que cela est désastreux, surtout en raison de l'écho qu'a suscité ce simple envoi de questionnaires aux associations qui sont de fait assignées à ce positionner par rapport à cette question de l'enseignement. Or, depuis leur création dans les années 90, les associations ont cherché, de fait, à se dégager d'une approche "scolaire" du tango argentin pour aborder cette danse comme une "culture" (musique, poésie, danse, etc.) C'est pourquoi d'ailleurs, le tango argentin est aujourd'hui enseigné en dehors des écoles de danse et que de nombreuses associations, même si elles proposent de l'enseignement, font aussi bien autre chose. Les associations ne sont pas des "écoles de danse" ce à quoi les ramène finalement le questionnaire. D'où cette réaction à cette étude de tout ceux qui voient ainsi réduite l'approche qu'ils ont du tango, indépendamment du résultat de l'étude.

La réaction eut probablement été différente si la question initiale avait été par exemple : "Comment soutenir les associations pour les aider à préserver le tango comme culture populaire". Nul doute que pour répondre à cette question, les sociologues n'auraient pas commencé par compter le nombre de professeurs de tango et que l'enquête n'aurait pas suscité un tel tollé.

Bref, on pourrait développer, mais je voudrais aussi mettre l'accent sur la façon dont, à partir de cette étude, risque de se mettre en place un processus de normalisation tout aussi redoutable, même si l'étude ne propose pas de certification. Afin d'avoir le "point de vue" des associations, le Ministère suggère que celles-ci se regroupent en Fédération. Pour avoir un autre écho que l'étude, le Ministère espère avoir des "représentants associatifs" avec qui discuter. Or, depuis sa création, pratiquement personne n'a pensé la nécessité de fédérer les associations. Précisément parce que le tango est une culture populaire qui ne peut poursuivre son développement qu'à condition que les initiatives ne soient pas "encadrées" et que personne ne vienne dire quelle est l'essence du tango ni ce qu'il doit être. Le tango fonctionne actuellement en réseau (national et transnational), sur un mode "muti-polaire". Je pense que nous avons vraiment intérêt à continuer dans cette voie et surtout pas d'essayer de "parler d'une même voix" comme on nous y incite. C'est vraiment là, le piège de cette étude : nous sommes maintenant presque forcés de prendre position, de "nous" faire entendre et pour cela, réduire la diversité de nos positions. C'est cela qui serait catastrophique, car c'est au contraire la diversité qui fait de cette culture une culture vivante. C'est peut-être la seule position commune qu'il s'agirait de faire remonter : le maintien de la diversité et de la muti-polarité du tango argentin comme condition de son développement. Mais nous ne pouvons pas sortir du piège dans lequel nous sommes enfermés : comment arriver à nous entendre autour d'une telle proposition quand bien même celle-ci est minimaliste ?

On ne peut que poursuivre le débat comme nous pouvons le faire grâce au blog et continuer de dialoguer avec les responsables de l'étude en cours. Mais malheureusement, je n'arrive pas très bien à anticiper quel sera l'issue de cette controverse.

Amitiés à tous

Pierre Vidal-Naquet
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