83. Expérience du tango argentin après les danses de salon, par Claude

Je souhaite simplement décrire ici succinctement mon expérience du tango argentin en essayant d'expliquer pourquoi, pour moi, il ne s'agit pas simplement d'une danse parmi d'autres, conviction souvent entretenue par les écoles de danse de salon.

Avant de découvrir le tango argentin, nous (ma femme et moi) pratiquions depuis pas mal d'années les "danses de salon" et nous fréquentions hebdomadairement les soirées dansantes et après-midi dansants de la région. Cela nous procurait, à l'époque, pas mal de plaisir. A un certain moment (vers 1998), j'avais contacté une danseuse argentine s'occupant d'une association locale de tango argentin, avec à l'esprit, l'idéee d'ajouter cette danse à notre répertoire. D'une longue discussion, il était ressorti qu'elle considérait que "si nous devenions adeptes du tango argentin, nous délaisserions tout naturellement les danses de salon". Ne voulant pas "perdre nos acquis", nous en étions resté là.

Puis, vers 1999,nous avons quand même commencé à nous initier au tango argentin, tout en continuant nos sorties hebdomadaires de danse de salon. Mais, après quelques années (et déjà quelques déplacements), nous avons commencé à entrevoir les potentialités du tango argentin et, par comparaison, petit à petit, le plaisir apporté par les danses de salon s'est émoussé.

Pourquoi cela ? Parce que, à notre avis, le tango argentin offre des possibilités sans égal :

- L'improvisation : certes, lorsque l'on débute, cette improvisation se limite souvent au choix d'enchaînements de séquences types, de la même manière qu'en danse de salon (il me semble d'ailleurs que, dans les années 90, le tango argentin était plutôt enseigné dans cet esprit). Mais avec le temps, l'expérience, l'habileté, la sensibilité, cette improvisition s'applique à chaque pas et, même à l'intérieur du développement d'un pas (dynamique, amplitude, accélérations, hésitations...) ; d'ailleurs, peut-on encore parler de pas !

- La musicalité : la plupart des danses de salon n'ont besoin que d'un rythme donné (et, à la rigueur d'une phrase musicale, souvent de 8 mesures, parfois des groupes de phrases qu'on "sent" nettement en valse ou en java) pour s'exprimer. La mélodie a peu d'importance, et encore moins les instruments l'interprétant ; à la limite, une bonne "boîte à rytmes" pourrait souvent suffire. Pour s'en convaincre, il suffit de regarder quelques "shows" de danse dite sportive dans lesquels des mouvements de tête stéréotypés apparaissent sans qu'aucun accent n'existe dans la musique). A l'opposé, le tango argentin permet (mais n'impose pas) d'exploiter toutes les "nuances" d'un morceau, de s'attacher tantôt au bandonéon, tantôt au piano, tantôt au violon, voire même (les avis sont partagés !) de venir s'introduire comme un instrument supplémentaire de l'orchestre...

- La quasi unicité de chaque danse : c'est une évidence de dire que, comme toute danse, le tango argentin est conditionné par l'environnement (la partenaire, les autres couples de danseurs...) mais, en tango argentin, cette dépendance peut aboutir à une très grande variabilité. Par exemple, les actions du danseur et leur dynamique pourront être choisies (et même parfois induites) en fonction de la réactivité de la danseuse à un instant donné, de l'harmonie (et du manque d'harmonie) du lieu de danse et des acteurs de la danse. Elles pourront également dépendre de l'orchestre interprétant un tango enregistré donné (deux interprétations par deux orchestres différents d'un même morceau peuvent parfois être aussi différentes l'une de l'autre que deux tangos différents (à ce propos, je pense à toutes les interprétations de "desde el alma" ou de "la comparsita" que j'ai pu rencontrer). S'il s'agit d'un orchestre "in vivo", ces actions pourront être partiellement conditionnées par l'excitation ou le relâchement de l'orchestre. Chaque danse est une petite chorégraphie instantanée, non reproductible...

- Ces possiblités sont encore démultipliées pour la danseuse (ou celui qui est guidé) puisque chaque danseur dispose de son propre tango et ceci, non seulement par son style, mais aussi par le répertoire d'actions qu'il s'est forgé au fil des années.

Pendant quelques temps, j'avais espéré retrouver ces possibilités dans les danses de salon, pensant que, peut-être, j'étais conditionné par mon apprentissage initial et que c'était à moi de faire un effort pour mieux improviser. Autant dire que je n'y suis jamais parvenu.

En définitive, la "prédiction" de la danseuse argentine contactée en 1998 s'est réalisée : nous avons définitivement abandonné les autres danses, au profit du tango argentin. Et pourtant, dieu sait si, pour satisfaire cette passion, il faut investir (en temps, en argent, en énergie et en déplacements) et accepter souvent de danser dans des lieux peu festifs (par rapport à ceux où l'on pratique les danses de salon).

J'espère très vivement qu'une quelconque "normalisation" ne viendra pas "rompre ce charme", en faisant régresser le tango argentin au niveau d'une danse ordinaire.


Claude Delannoy

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