[L-42] Autres points de vue, par Christian

Chers amis tangueras et tangueros,

Je lis avec beaucoup d’attention tout ce que vous écrivez sur ce blog, et cela me passionne. Je remercie très sincèrement ceux qui veulent bien répondre à mes arguments, même s’ils ne sont d’accord avec moi. J’apprécie beaucoup leur franchise, je pense que c’est ainsi qu’on avance, même si je ne suis, moi-même, pas toujours d’accord avec eux.

Je voudrais soumettre au débat plusieurs points nouveaux. Pour tenter de faire évoluer ce débat vers des horizons autres que les propositions, certes très intéressantes, mais de personnes qui ne sont pas encore renseignées sur les principes des associations, des fédérations, ou des confédérations. Ce que l’on peut apprendre dans de nombreuses brochures, au pire dans chaque préfecture.

Pour avancer, j’ai envie de vous dire que je pense que nos amis amateurs du tango argentin se font un bien trop grand souci, de mon point de vue, de ce qui pourrait leur arriver, et arriver au tango. A moins qu’ils ne regardent du mauvais côté pour voir arriver l’ennemi. Certaines de mes raisons sont les suivantes.

1 — RAISON DE SANTÉ PHYSIQUE ET DE PROTECTION DU PUBLIC (Article 2 de la loi de 1989) : Madame Dominique Dupuy, inspectrice de la danse en
1989, qui a été pour beaucoup à l’origine de la loi de 1989, m’a expliqué personnellement que, à l’origine, cette loi avait été demandée par le ministère de la SANTÉ, POUR LA PROTECTION DES ENFANTS contre des déformations imposées trop tôt à leur corps. D’où le fait, par exemple, que cette loi interdise toute technique de danse avant
l’âge de 8 ans (entre 4 et 8 ans, c’est "l’éveil" et "l’initiation"). Et cela est valable aussi pour le tango, bien évidemment. Il est vrai que, contrairement aux débats parlementaires, cette loi a dévié sur des contraintes stylistiques (lire Roland Lienhardt déjà cité), ce qui n’aurait pas dû être.

Pensez-vous vraiment qu’il y ait de vrais risques physiques dans les techniques de tango argentin ? Je ne le crois pas. Pensez-vous réellement qu’une instance publique, même celle de la culture, va vraiment mettre en place un cadre OBLIGATOIRE qui risquerait de dénaturer l’idée que vous souhaitez protéger de cette culture tango ?
Je ne le crois pas.

2 — LA DANSE À L’ÉCOLE : RAISON DE PROTECTION DE L’INTÉGRITÉ MORALE DES ENFANTS : Un peu sur le même chapitre, depuis de nombreuses années, une foule de discours se déchaînent sur le thème de la danse à l’école. Et, évidemment, cela intéresse le ministère de la culture, sans parler de celui de l’Education Nationale.

Je suis de ceux qui pensent qu’il serait bien que, dans l’éducation des enfants à la vie, à la culture, à la relation, etc., une place soit donnée à la danse de société, et pour toutes sortes de raisons que je développerai ici si on me pose la question. Par contre, je pense qu’un projet dans lequel on apprendrait aux enfants à danser uniquement du rock n’a aucun avenir. Particulièrement si c’est du rock à 6 temps sur une musique à 4 temps ! Bravo pour l’éducation !

Pensez-vous vraiment qu’un ministère comme celui qui a mandaté Christophe Appril, juste pour une enquête (presque pour savoir ce que « nous avons dans le ventre », et surtout dans l’esprit), va réellement s’intéresser à une danse à l’école dans laquelle on apprendrait le tango argentin, et où l’on ferait jouer des rôles d’hommes et de femmes à des enfants, alors même qu’ils sont en pleine évolution d’identité ? Certainement pas !

Le conservatoire de la Ville de Toulouse m’a demandé il y a un mois de chorégraphier deux minutes de tango pour des enfants entre 12 à 14 ans. Je l’ai fait car c’était la commande d’une amie, en prenant un maximum de précautions. Mais j’ai trouvé cela profondément déplacé, surtout quand on prêtait attention au texte ! Parlant de bouges et de prostituées ! Mais c’est à la mode !

Ne craignez donc pas un diplôme OBLIGATOIRE pour transmettre, dans l’espace privé, ce que vous souhaitez transmettre. Mais craignez plutôt que, dans l’espace public, le ministère de la culture, comme celui de l’éducation nationale, ne mettre des freins et des limites à un apprentissage trop "étroit" et trop ciblé, trop porteur de sens réservés aux adultes.

3 — AUTRE RAISON DE PROTECTION DU PUBLIC, RAISON D’ÉTHIQUE : Je ne crois pas que, en concentrant toute votre réflexion sur le tango argentin, vous pourrez constituer une force suffisante, si tant est qu’il y ait une attaque et des risques, pour lutter contre nos institutions. J’y vois plutôt un grand danger pour vous, passionnés de tango.

Je crains, et cela est valable pour toutes les danses prises une à une, au contraire, qu’il y ait un risque d’assimilation à un réseau à la fois puissant et incontrôlable, en tout cas, qui refuse d’être contrôlé, qui refuse toute ingérence institutionnelle, qui craint qu’on le démantèle, sans compter qu’il montre très clairement qu’il craint aussi d’autres ministères, comme celui des Finances. Et qui semble donc cacher quelque chose. Je pense qu’il y a un grand danger à glisser d’une réflexion concernant UNE CULTURE, à ce qui pourrait être assimilé à UN CULTE.

Je ne pense pas que cela soit une bonne méthode. Car c’est un autre ministère que vous, mes amis, pourriez craindre, en fin de course : c’est le ministère de l’Intérieur. J’espère ne choquer personne, mais je souhaite être franc. Car cela concerne de très près mon métier, et celui de tous ceux que j’ai formés et que je forme.

Tenez compte du fait, par exemple, que certains groupements qui font du Développement Personnel, et uniquement cela, sont suivis de très près par les Renseignements Généraux, c’est très célèbre.

Je ne pense pas que c’est en refusant un dialogue, un recensement, une vue, un avis sur vos (nos) activités, ni même une inspection, que vous réussirez à convaincre du bien fondé d’une telle bagarre pour défendre votre passion, la culture tango.

Au risque de paraître d’un autre âge (mais il est vrai que j’ai 60 ans), je vous propose de vous reporter à la thèse d’Anne Décoret, que notre ami Christophe Appril connaît très bien, thèse de doctorat qui porte sur les danses exotiques en France, 1900-1940 (Paris VIII 1998), et qui, évidemment parle longuement du tango.

Dans son second chapitre (Une dansomanie exotique, exotisme et pratiques sociales de danse), Anne Décoret répond à de multiples questions (repérage, codification, improvisation, détracteurs…) que vous vous posez, et qui se posaient déjà il y a près d’un siècle. Et elle le fait très simplement, en citant des auteurs de l’époque. Par exemple Sem (page 235), qui écrivait, découvrant à Paris les « bals tango » de l’époque :

« Dans l’appartement où de jeunes gens viennent se retrouver pour danser le tango, en 1912, il n’y a point ce débordement, cette exubérance que l’on trouvera dans la pratique des danses jazz et nègres, mais au contraire une extrême concentration […] Ces évolutions déconcertantes, cette quasi-immobilité tourmentée n’ont de la danse ni son emportement, ni son allégresse physique, ni son délire de mouvement… […] Devant ces contorsions mystérieuses et lascives on se sent mal à l’aise […] comme si le geste caché de l’amour était brusquement dévoilé en public. […] A mieux observer ces étranges danseurs, leur air sérieux et absorbé, leur frénésie contenue, bridée par le rythme mesuré, (…,) d’une précision pour ainsi dire liturgique ; à voir leur expression ardente de conviction et de foi, on en arrive à comprendre qu’ils accomplissent une sorte
de rite sacré. Les femmes en proie à une exaltation mystique, les regards en dedans, penchent des visages extasiés, les yeux clos, dans un rêve intérieur, graves et recueillies, comme des communiantes…

[…]. Il m’apparut alors que j’assistais, en plein Paris, à l’office d’une secte, que j’avais pénétré dans un sanctuaire, une des milles chapelle de ce culte nouveau qui passionne la ville et fait tourner les têtes, les âmes et les corps […], le Tango ! »

Je présente d’avance toutes mes excuses aux personnes que ce texte pourrait offusquer. Il n’est pas de moi, et il date de 1912… Moment où les fameux Maîtres de Danse voulaient s’emparer du Tango pour le vendre, et en faire leur monopole. Rien de nouveau sous le soleil ! Mais je ne pense pas que ce soit une image à véhiculer encore, du
moins pour ceux qui veulent avoir des relations avec nos institutions.

Je ne crois pas que vous pourrez faire, sans tenir compte de ce passé, très connu, au risque de reproduire stérilement les mêmes erreurs.

Pour finir et conclure, et pour rassurer nos amis passionnés, je ne pense pas que la culture tango ait le moindre souci à se faire, du moins à l’encontre du ministère de la Culture. Je vous laisse, par contre, méditer sur les risques que représente un tel débordement de passion qui se veut incontrôlable mais concentré sur un seul objet finalement plus historique que chorégraphique ou pédagogique, pour le ministère des Finances, pour celui de l’Education Nationale, ou celui de l’Intérieur, ou encore celui de la Santé. Cela déplacera un peu la discussion.

A mon humble avis, et même si certains risquent de me trouver très prétentieux, c’est uniquement en nous regroupant, sans hégémonie de style ni de danse ni d‘histoire, que ceux qui souhaitent une reconnaissance, et éventuellement une protection contre leurs angoisses, ont une chance de l’obtenir. Pour les autres, aucun souci.

Merci de m’avoir lu. Christian Dubar
(Institut de formation en danses de société de Toulouse)
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