77. [ecos del plata] Fonctionnement en réseau par Martine et réponse de Benoit

[repris depuis le forum de Ecos del Plata (Grenoble)]

Je viens prendre part au débat…

Christophe Apprill écrivait il y a une dizaine d’années au moment de sa thèse de sociologie, dans son livre « Le Tango Argentin en France », p128 :
« Le tango guetté par la normalisation : On voit mal comment il pourrait être enseigné aujourd’hui dans les écoles de danse sans que sa richesse et sa singularité en soient affectées. A l’heure actuelle, aucun des danseurs argentins qui enseignent le tango ne possèdent le diplôme de maître à danser détenu par la plupart des professeurs des écoles de danse….L’encadrement normatif de l’enseignement à travers la création d’un DE …aurait un impact important sur le réseau d’associations de tango qui est rattaché à la fonction sociale (convivialité, découverte d’une culture) de la danse mais aussi à la spécificité du tango tel qu’il est enseigné. La réglementation de l’enseignement, qui risquerait de se traduire par l’établissement d’un monopole de fait au bénéfice des écoles de danse, imposerait une normalisation de la danse…. »

Il parle aussi + loin du statut hors des cadres institutionnels de cette danse (culture, jeunesse et sport, enseignement), de l’aspect affirmation d’une identité/rébellion par rapport aux schémas établis, du coté bâtisseurs de réseaux des « précurseurs » du tango en Europe, héritiers du mouvement de mai 68, de la dimension forte du voyage : « de voyage intérieur, le tango est devenu un motif de voyage à l’intérieur d’un réseau convivial et attractif, fluide comme un soupir de bandonéon »…

Voilà un livre, écrit il y a 10-12 ans, que j’ai lu avec beaucoup d’intérêt, avant le lancement de cette enquête et de la polémique qui, forcément, nous fait réagir …. !

Car la première question que je me pose est : Qui demande quoi à qui ?

Nous sommes des adultes, pratiquant une passion à la fois artistique, culturelle, relationnelle, sociale…bien organisés en réseaux hors de toute tentative de normalisation et de récupération. Nous sommes, je crois, heureux dans cette activité et ce tissu relationnel.

Il me semble que nous sommes aussi assez grands pour choisir nos professeurs, en fonction de ce que nous recherchons, nous, et de la degré de satisfaction qu’ils nous amènent dans le vécu et le partage des cours , bals et pratiques. Avons-nous besoin de formateurs-évaluateurs-censeurs venus d’on ne sait où, dont les critères d’octroi du diplôme nous échapperont complètement….

Qui, mieux que nous même, tangueras et tangueros, sommes à même de savoir ce qui est bon pour nous ????

Aujourd’hui, nous fonctionnons en réseau, et nous choisissons nos professeurs. Cela fonctionne, je crois, très bien, non ?
Je ne suis pas contre le changement, bien au contraire, mais quand les choses vont bien, pourquoi (et surtout dans quels intérêts et enjeux sous-jacents) faudrait-il les bousculer ?

Martine (Grenoble)

- - - - - - - - - Réponse de Benoit - - - - - - - - -

Je m'étais posé les mêmes questions que Martine à peu près dans les mêmes circonstances, après avoir lu le livre de Christophe Apprill il y a plus d'un an. Par contre, sans vouloir détenir la vérité et juste pour donner des pistes, j'étais arrivé aux idées suivantes.

- le tango actuel est issu de l'action des pionniers comme le décrit Christophe Apprill, qui ont oeuvré en toute liberté hors cadre institutionnel. Il est remarquable de constater que cette action ait pu perdurer plus de 15 ans en donnant de bons résultats : les lieux de tango se multiplient et le niveau de danse est à peu près homogène.

- depuis environ 3 ou 4 ans, on constate un fort accroissement du nombre d'élèves dans les associations, au moins dans les grandes villes (expérience personnelle à Aix-Marseille: 30 personnes en 2001, plus de 150 personnes à partir de 2004 dans la même association). Cette évolution a plusieurs grands mérites: elle provoque l'augmentation du nombre de lieux de tango et elle se traduit par un certain rajeunissement de la population tanguera (moyenne d'âges des élèves quand j'ai commencé: au dessus de 45 ans, moyenne d'âge des débutants actuels: bien en dessous de 40 ans). Par contre, elle présente un "non-mérite" (je ne sais pas comment le dire): le risque de modifier la relation au tango.

= = = = = =

En effet, le tango s'apprend dans les cours mais il s'affine dans les milongas au contact des "anciens" supposés être plus expérimentés. Ces deux mécanismes d'apprentissage, le cours (1 sait, 20 apprennent) et l'immersion (20 savent, 1 apprend) sont très complémentaires et indispensables l'un comme l'autre à l'apprentissage du tango. Le point sensible est l'immersion: si le nombre de néophytes est trop grand par rapport aux nombre d'anciens, le mécanisme d'immersion ne joue plus pour tout un tas de raisons plus ou moins valables mais que je commence à entendre ici et là (exemple: "le niveau baisse, on va danser ailleurs entre nous").

Du coup, si un des canaux d'apprentissage du tango, l'immersion, ne fonctionne plus, il ne reste plus que le canal des cours et là... il me semble qu'il y ait beaucoup à dire sur les conditions d'enseignement du tango.

Au début, on ne s'en rend pas compte: tout nouveau tout beau, et puis "le tango, c'est compliqué", mais pour ceux qui s'accrochent, qui cherchent à progresser (stages, multi profs etc..), il est probable qu'ils se mettent à réfléchir un cran au dessus du simple fait d'aller à un stage avec tel ou tel dieu du tango. Rien que de très courant dans ce que je viens d'écrire et qui existe depuis longtemps dans toute forme d'activités.

Je ne suis pas particulièrement attiré par la culture entourant le tango [j'ai quand même essayé d'apprendre l'espagnol :-) ], mais par contre le tango étant un tel moyen d'expression que j'ai cherché à en savoir plus sur la danse en général. Et de fil en aiguille, j'ai compris l'océan d'écart qu'il pouvait y avoir entre des profs standards de tango et des danseurs, tant du point de vue de la technique que de l'expressivité, à tel point que je me suis posé des questions sévères sur la légitimité des profs standards, pas tellement sur leur approche commerciale - les prestations qu'ils assurent valent-elles le prix qu'ils demandent ? sur ce plan-là, on peut effectivement faire confiance aux mécanismes de marché à l'échelle d'un an ou deux - mais sur l'horizon tango qu'ils ouvrent (fixent ?) pour leurs élèves.

Le rôle et le travail de ces prof sont fondamentaux puisqu'ils transforment des ignares complets (mon cas il y quelques années :-) ) en danseurs capables de s'intégrer dans des bals plus ou moins complexes : la nature de la relation au tango passe forcément par leur intermédiaire. C'est peut-être une responsabilité à long terme dont ils n'ont pas encore pris conscience.

Arrive alors la question qui tue: comment faire pour que l'horizon tango des profs s'agrandisse ? ce qui est typiquement une question de formation permanente et conduit illico à la notion de filière professionnelle et à la réflexion en cours au ministère.

= = = = = =

Revenons à la notion de réseau tango si typique de la forme actuelle de notre activité. Un réseau ne fonctionne que si tous les composants acceptent de fonctionner ensemble. Ce qui est nouveau par rapport à voici quelques années, c'est:
- l'augmentation du nombre d'élèves dans les cours
- l'évolution de la moyenne d'âge: avec un rajeunissement au fur et à mesure que le temps passe
- l'évolution des techniques de danse
- l'évolution du rapport à la musique

Le dernier point est plutôt culturel, c'est le seul qui soit recevable pour justifier une rupture temporaire du réseau. Les 3 premiers points sont techniques et posent la question de la compétence des profs:
- pédagogie face à des groupes consistants,
- discours adaptés à des tranches d'âges différentes,
- technicité personnelle du prof et compréhension des mécanismes de la danse.

Sans vouloir justifier un mécanisme de certification - je redoute particulièrement la dénaturation du tango qu'un tel mécanisme risquerait de provoquer - il n'en reste pas moins vrai que les limites observables ici et là chez nombre de profs - en 15 ans, toute activité évolue irrémédiablement et des points de comparaison émergent forcément - laissent la porte ouverte à une nouvelle vague que certains désignent comme des "pseudo profs" (cf. le blog http://diplome.tango.free.fr/blog/files/feb-2008.php) qui, sans en savoir beaucoup moins que les pionniers bénévoles de l'époque héroïque (cf. les livres de Rémi Hess "les tangomaniaques", 1998), ont des motivations beaucoup moins militantes et beaucoup plus sonnantes et trébuchantes où la notion de réseau se concentre sur leur seule personne (principe des écoles de danse tel que décrit par Apprill dans "Sociologie des danses de couples", 2005 - remarque: la seule école commerciale de danse de Marseille proposant le tango argentin a créé une association pour cette danse).

Vu de l'extérieur, la demande d'apprentissage de tango existe et il n'y a a pas de barrière à la définition de l'offre, ce sont des conditions idéales pour faire un marché ultraviolent. Même si objectivement ça ne fonctionne qu'un an ou deux pour les "pseudo profs", c'est suffisant pour introduire la rupture avec les mécanismes de réseau que nous connaissons d'une part par simple concurrence - les élèves ne vont pas ailleurs que dans leurs cours - , d'autre part par la méfiance ultérieure envers le reste du monde du tango que ces comportements suscitent quand les élèves les découvrent.

= = = = = =

En conclusion, voilà un des risques de la situation actuelle telle que je la perçois (j'ai la chance de pouvoir danser presque tous les soirs dans tous les types possibles d'environnement) : l'impossibilité du fonctionnement en réseau à répondre à la demande actuelle, à cause du temps d'incubation du tango qui met à mal le processus d'apprentissage par immersion dans les bals et milongas.

Y répondre par l'application d'un diplôme / licence du côté apprentissage par enseignement, histoire de mettre des barrières à l'offre est le vieux réflexe malthusien des corps de métiers (pilotes de ligne, chauffeurs de taxi, etc...), l'expérience montre que les résultats ne sont jamais-là si en contrepartie il n'y a pas de contrainte de respect des élèves (notions d'obligation de résultat, de moyen, de conseil etc...), mais on tombe dans des comportements qui nous mènent bien loin de ce que nous venons chercher dans le tango: la liberté.

Par contre, s'arcbouter sur le passé au nom de la liberté pour ne rien changer conduira probablement à faire craquer le réseau par surcharge.

Une piste serait sans doute de réfléchir sur l'optimisation de l'apprentissage du tango sans perdre les références culturelles qui sont indispensables à partir d'un certain niveau ("
apprendre le tango n'est pas difficile pour un danseur classique ou contemporain qui a 15 ans de formation, par contre ça lui demandera des années pour être dans le tango", Plume Fontaine). Cette optimisation permettrait de réduire le temps d'incubation et par là protégerait le rôle du bal.

Trouver un moyen d'adapter le fonctionnement en réseau du monde du tango sera sans doute le principal résultat du remue-méninges provoqué depuis quelques semaines par l'enquête du ministère de la culture. Les pionniers ont réalisé une utopie basée sur le mode associatif, que feront les successeurs ?

Benoit de Gentile
|