[L-68] A propos de l'enquête en cours, par Pierre

[note du modérateur, 17 mai 2008: le texte ci-dessous a provoqué une discussion enflammée. Il convient de préciser ici que les appréciations ou jugements portés par l'auteur (Pierre) concernent uniquement l'application de l'enquête au tango argentin et non l'enquête dans sa globalité.]

Bonjour,

Suite au lancement d'une deuxième vague de questionnaire par les chercheurs de l'OPPIC, Christophe Apprill a adressé un courrier au blog Diplôme-tango destiné à calmer les inquiétudes soulevées par l'étude en cours. Or, il me semble que ce courrier n'atteint pas vraiment ses objectifs et je me demande si les chercheurs de l'OPPIC ne devraient pas renoncer à poursuivre leur enquête dans le milieu du tango argentin (ce qui ne nuirait en rien à l'enquête en cours qui concerne un grand nombre de danses) car je pense que, malgré les précisions apportées par Christophe, cette enquête reste peu utile, peu exploitable (concernant la question de la certification) et enfin préjudiciable au monde du tango. Je voudrais avancer quelques-uns des arguments à l'appui de cette thèse.

1. Une enquête peu utile (dans le monde du tango).

Christophe Apprill avance l'idée que les chercheurs ne peuvent se prononcer sur l'opportunité de la certification avant de connaître les résultats de l'enquête. Cette assertion qui peut sembler être évidente ne l'est pas toujours. Toutes les questions ne méritent pas qu'une enquête soit lancée pour se prononcer. Par exemple, on n'a pas besoin attendre les résultats d'une enquête pour savoir s'il faut réglementer l'accès des blonds (ou des bruns) au tango argentin. Une telle question est stupide et ne mérite même pas d'être posée. Or, si elle est loin d'être stupide, la question de la certification ne mérite pas d'être posée pour le tango argentin pour les raisons que je vais expliciter plus loin. (Je signale incidemment que, dans ces précédents ouvrages sur le tango, Christophe n'avait pas subordonné à une enquête sa prise de position contre toute idée de diplôme. Il avait pris une telle position en tant que pratiquant) .

A la lecture des questionnaires, on croît comprendre que l'opportunité de la certification dépend étroitement du nombre de professionnels qui travaillent dans le secteur de la danse (et pour nous, dans le secteur du tango argentin). Dans son courrier, Christophe précise qu'il a besoin de savoir "au juste" si on peut gagner sa vie en tant qu'enseignant de tango. Il est en effet évident que s'il n'y a pas de professionnels (ou s'il y en a très peu), la question de la certification ne se pose plus.

Or, il se trouve que nous avons d'ores et déjà des réponses très précises à cette question. Pour plusieurs raisons, nous savons qu'il n'est pas possible de gagner sa vie en donnant des cours de tango de façon réglementaire (en payant les charges sociales notamment). On sait que le "marché" du tango est très étroit, que là où il pourrait être important (dans les grandes villes) l'offre est importante. On sait aussi que le nombre d'élèves par cours est forcément limité (à 26 ou 30 au maximum alors que j'ai assisté à des cours de rock donnés à une centaine d'élèves). On sait aussi que le tango est une danse exigeante et que au fil des mois, les cours initialement très fréquentés peuvent se clairsemer. En bref, on sait qu'il est impossible de salarier un couples d'enseignants sur 12 mois, quand la saison n'en dure que 9.

S'il existe quelques professionnels en France, ce sont des gens qui font autre chose, notamment des spectacles (en France et à l'étranger). Ceux-là, et ceux-là seuls, peuvent bénéficier du statut d'intermittent, ce qui d'ailleurs n'est plus chose facile aujourd'hui (je serais probablement excessif en disant qu'en France, de tels danseurs-enseignants de tango se comptent sur les doigts de la main). La plupart des enseignants de tango argentin sont donc soit bénévoles, soit tirent de leurs cours de maigres ressources qui viennent compléter d'autres revenus. La question de la certification ne se pose donc ni pour ces bénévoles ou professionnels à temps partiel, ni pour les quelques enseignants "danseurs de spectacles" qui sont plutôt concernés par le statut d'intermittent.

Et s'il fallait en avoir vraiment le cour net, il suffirait de faire un sondage : prendre une grande ville (là où le "marché" est le plus large), et faire le compte...

2. Une enquête peu exploitable.

A la lecture des questionnaires, on comprend aussi que ce n'est pas seulement le nombre d'enseignants professionnels qui peut motiver la certification, mais l'opinion de ceux-ci (et ceux des associations). Deux questions relèvent en effet du sondage d'opinion :

- Etes vous favorable à la création d'une formation professionnelle diplômante ?
- Estimez vous que la pratique de votre danse comporte certains risques de blessure ? (Question posées uniquement aux professeurs).

Le problème de ce sondage d'opinion, c'est celui de l'interprétation des résultats. Pour les apprécier, il faut connaître la population de référence. Par exemple, dans une élection on connaît le nombre d'inscrits, le taux d'abstention, et selon l'importance de ce taux, on a une idée de la légitimité des résultats.

Or, les chercheurs de l'OPPIC ne peuvent pas connaître la population (des enseignants) à laquelle ils s'adressent. Le tango argentin se transmet en effet de multiples manières, par des enseignants réguliers (bénévoles ou non), par des bénévoles occasionnels. Mais surtout, l'une des spécificités du tango argentin, c'est que les cours sont (et continueront d'être) donnés dans des stages animés par des étrangers de passage(argentins pour la plupart) dont le nombre ne peut être connu. (Il faudrait en effet pouvoir compter à la fois ceux qui sont déjà venus en France et y ajouter tous ceux qui exercent ailleurs, à Buenos Aires notamment et qui sont des candidats potentiels). Enfin le tango se transmet réellement de façon informelle par les bals et les milongas où les musicalisateurs ainsi que le public qui est présent sur la piste jouent un rôle essentiel. C'est probablement là que s'apprend l'improvisation (et non pas dans les cours). Bref, cela fait beaucoup de "transmetteur
s" de tango sans que l'on puisse sérieusement les dénombrer.

Dans ces conditions, les chercheurs de l'OPPIC ne pourront en aucune manière apprécier les résultats qu'ils recevront. Ils ne pourront établir des taux que sur les répondants, sans savoir ce que ceux-ci représentent. Par exemple, si sur 50 réponses d'enseignants, ils reçoivent 80 % d'opinions favorables à la certification, ce taux tomberait à 4 % si la population de référence (professionnels, bénévoles, musicalisateurs, danseurs étrangers etc...) s'élevait à 1000. Bref, le résultat sera totalement inexploitable.

Quant à la question portant sur les risques de blessure, elle ne devrait pas relever d'un sondage d'opinion. (Notons d'ailleurs que n'importe qui peut répondre au questionnaire sans que les chercheurs puissent en aucun cas savoir si les répondants sont qualifié pour répondre). Si l'on voulait réellement s'intéresser à cette question, il faudrait mener une autre enquête, c'est-à-dire une enquête auprès des pratiquants pour savoir de quels maux ils souffrent éventuellement, comment ceux-ci sont apparus etc. . Mais là encore, dans le tango, une telle enquête serait inutile. On sait en effet que c'est dans la durée et à force de danser de façon intensive (avec des chaussures à talon pour les femmes) qu'apparaissent des douleurs aux pieds, aux genoux et plus rarement au dos.

3. Une enquête préjudiciable au monde du tango.

Pour mener leur enquête, les chercheurs de l'OPPIC ont du "catégoriser" la réalité, c'est-à-dire rassembler dans une même "classe" différentes pratiques dont ils jugent qu'elles ont quelque chose en commun. Or un tel classement qui a suscité un certain tollé dans le milieu du tango argentin me semble porter un grand préjudice au tango argentin.

On comprendra en effet que la façon dont on est classé n'est pas sans importance car le classement touche à l'image et l'identité de ceux qui sont placés dans une même catégorie. Ce classement n'est pas anodin non plus si, à l'issue de la démarche, se profile une réglementation. Ainsi, nous aurions entendu les mêmes protestations (auxquelles se seraient probablement jointes celles des chercheurs de l'OPPIC) si, par exemple, le tango avait été classé comme "danses sportives" ou bien encore s'il avait été retenu dans une étude portant sur les sectes...

Une fois le classement opéré, les chercheurs doivent pouvoir trouver des questions qui font sens à tous ceux qui sont placés dans la même catégorie. Ils ne vont retenir que certaines questions et éliminer celles qui ne concernent pas la grande majorité. Ainsi, ils ne poseront pas de questions sur le rôle de la milonga (bal) dans l'enseignement de la danse puisque seul le tango argentin est concerné par cette question. En rechanche, ils incluront dans le questionnaire une question qui fait sens pour la plupart, mais pas pour le tango argentin, comme celle qui concerne le risque de blessure. Et lorsque les danseurs tango contestent la pertinence d'une telle question (sur le risque de *blessure), on leur répond qu'il ne faut pas qu'ils oublient que le questionnaire est aussi destiné à d'autres danses. Cela ne poserait pas trop de problèmes si les résultats restaient séparées par type de danse. Mais comme le Ministère s'interroge sur l'ensemble des danses, les chercheurs (ou
le Ministère) devront agglomérer toutes les réponses, en sorte que la spécificité du tango disparaîtra. Et il faudra accepter l'alignement.

Du coup, c'est là que l'enquête est susceptible de porter préjudice au tango argentin. En ne posant que des questions communes à toutes les danses, les chercheurs de l'OPPIC vont obligatoirement présenter un tableau déformé de la façon dont se diffuse le tango en France. En se calant sur le mode de transmission des écoles de danse, ils vont "lisser" le tango argentin et accréditer l'idée que la diffusion du tango passe d'abord par un enseignement qui est donné dans les cours alors que les associations redoublent d'efforts depuis les années 80 pour multiplier les chemins qui mènent à ce qu'elles considèrent comme une culture.

Conclusion : disjoindre l'enquête de la question de la certification.

Lorsque le milieu tango a réagi défavorablement à l'enquête portant sur la certification, les chercheurs de l'OPPIC ont répondu qu'il n'était pas légitime de s'opposer ainsi au travail de connaissance. Je pense que ceux-ci n'ont pas saisi que personne ne s'opposait au travail de connaissance loin de là, et que ce qui était contesté c'était simplement le formatage de cette connaissance par la question de la certification. De plus, j'ai essayé de montrer ici à partir de quelques exemples, que le travail de connaissance ainsi formaté, loin de faire avancer celle-ci risquait au contraire de la faire reculer. Il ne suffit pas d'accumuler les chiffres, les savoirs, pour faire avancer la connaissance. Tout dépend de la façon dont on construit celle-ci. L'histoire des sciences nous montrent suffisamment que la simple évocation de la scientificité ne suffit pas à garantir contre les erreurs d'appréciation.

C'est pourquoi je pense que les chercheurs d'OPPIC devraient pouvoir poursuivre leur recherche, mais, pour ce qui est du tango, en déconnectant celle-ci de la question de la certification.

Du côté de la recherche, cela leur permettrait d'avancer plus facilement avec la collaboration de la plupart des associations. Christophe Apprill a déjà écrit deux ouvrages forts intéressants l'un sur le tango et l'autre sur les danses sociales. Il vient de publier un troisième ouvrage aux Editions Autrement. Il fait ainsi avancer la connaissance sur le développement du tango et à ce titre devrait être encouragé.

Du côté de la certification, il me semble que la meilleure des solutions (toujours pour le tango argentin) serait non pas de procéder pour l'instant à l'enquête, mais au contraire de poursuivre le débat tel que celui-ci a été initié par les blogs, les revues et les réunions de Paris (30 mars), Marseille (21 avril) et Lyon (26 avril). Une nouvelle réunion est prévue le 7 juin à Toulouse, et enfin le 11 octobre un colloque est programmé à Lyon, avec la participation de Christophe Apprill. Une position commune sur la certification devrait pouvoir ressortir de ces différents débats. (Notons ici, que si c'est le Ministère qui a imposé d'inclure le tango argentin dans l'enquête, ce serait un premier résultat pour les chercheurs de l'OPPIC que de montrer, en s'appuyant sur le débat en cours, que le tango argentin devrait être sorti de la question de la certification. La reformulation des questions posées par les commanditaires est une pratique très fréquente dans la recherche en
science sociale).

Il me semble qu'en séparant ainsi l'enquête de la question de la certification, un certain consensus devrait pouvoir être trouvé entre les chercheurs de l'OPPIC et le milieu du tango argentin. L'enjeu de ce consensus est important car nous connaissons tous la fragilité de cette culture qui dans l'histoire n'a cessé de connaître des périodes de gloire et des périodes de récession. Gageons que nous saurons rester le plus longtemps possible dans la période d'expansion que nous connaissons actuellement. Pour y parvenir nous avons besoin de dialogues et non pas de divisions.

Bien amicalement.

Pierre Vidal-Naquet (Tango de Soie)
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