[L-24] Réponse de Pierre à Sonia

Bonjour,

Je sais que par les temps qui courent, l'agitation sert de politique. Dire que "la réflexion paralyse l'action" est donc très porteur. Tout un chacun est à même de comprendre que pour être efficace, il faut agir. Cela tombe sous le sens. Mais, peut-être faut-il aussi oser aller à contre-courant et ajouter que parfois aussi, "l'action paralyse la réflexion". Grâce à cela, nous avançons au moins sur un point : nous avons en commun de détester la paralysie. Nous voulons être "efficaces".

Malheureusement, nous devons maintenant nous entendre sur ce que nous entendons par efficacité. Si je comprends bien Sonia, grâce à une Fédération (sous entendu, donc fini les conflits et les chamailleries improductives), le Ministère (probablement redoutant un mouvement de masse risquant de paralyser (encore la paralysie) le pays) reculera et abandonnera toute prétention de certification et autre velléité diplômante. S'il ne recule pas vraiment, il pourra au moins engager le dialogue, et grâce à cela, nous pourrons nous faire entendre. Bien entendu, c'est comme cela qu'aujourd'hui, pas à pas, le Gouvernement recule. C'est bien connu.

De surcroît, plein de bonne volonté et de sollicitude, le Ministère réclame une fédération pour parler avec nous. C'est précisément ce "nous" qui lui pose problème car c'est un "nous pluriel". Il réclame un peu d'ordre (l'ordre est un parent proche de l'efficacité, on le sait bien). Il suggère donc la "fédération" de façon à ce que "nous" (enfin réunifié), parlions "d'une seule et même voix". Nous serons alors extrêmement efficaces, car à l'instar de bien d'autres fédérations nous pourrons franchir les portes des Ministères. Fini le rêve, la chamaillerie, le temps des pionniers...

Et si cette "efficacité" là se traduisait par un coup de poignard porté au tango argentin ? Après tout, on pourrait se poser un moment, et y réfléchir. Pas pour cesser d'agir, mais pour agir avec précaution.

Je ne vais pas me lancer dans l'histoire du tango, mais si nous disons encore que le tango est une culture populaire et vivante, c'est que JAMAIS personne n'a osé (ni pu) dire ce qu'était au juste le tango. On a cherché dans les origines. On est allé alors à Buenos Aires, mais malheureusement il a fallu repartir aussitôt en Afrique, en Europe, en Amérique centrale, en Amérique Latine. Mais, manque de chance, on n'est jamais arrivé à "démétisser" le tango, à découvrir quelle était son essence. D'où des querelles sans fins dont la plus célèbre est celle qui a tourné autour de Piazzolla lorsqu'il a joué avec son quintette. Mais cette querelle ne s'est jamais terminée, et il y en a eu ensuite (et avant aussi) des légions.

Mais après tout on pourrait peut-être changer de focale et voir dans la controverse, le conflit, non pas un défaut mais une grande qualité. La qualité de ce qui est non pas académique mais populaire. Et si le tango ne pouvait se développer que grâce à une très grande diversité d'approches, de styles, d'hésitations, d'errements etc. ? Et si être efficace c'était précisément, préserver cette diversité malgré les chamailleries ou plus encore, grâce à elles ? Après tout, il n'y a que la mort qui mette un terme aux conflits. Le vivant a au contraire besoin de diversité. Etre efficace dans ces conditions, ce ne serait pas réduire la diversité et les conflits qui vont avec, ce serait tout faire pour maintenir cette éclatement des positions, des points de vues, des approches, des "écoles" (pas au sens d'école de danse), en d'autres termes maintenir à tout prix l'artisanat et le bricolage etc. (En cela l'initiative prise par une école de Marseille de délivrer un diplôme ne me gêne nullement, à partir du moment où ce n'est pas un modèle qui doit
s'imposer. )

L'ennui c'est qu'un tel projet ne colle pas avec celui de la Fédération, puisque la Fédération est là pour parler d'une seule voix. Et si elle ne parle pas d'une seule voix (ce qu'on peut anticiper sans risque), alors il y aura chamailleries et conflits, et à terme plusieurs fédérations, et beaucoup de temps perdu à rapprocher les fédérations pour créer une confédération et ainsi de suite.

Doit-on pour autant renoncer ? Je ne le pense pas. Mais probablement, en essayant de déplacer les enjeux. L'enjeu pour nous aujourd'hui - du moins me semble-t-il et là je suis pratiquement sûr que Sonia est d'accord avec moi - c'est de donner une image culturelle du tango (tous les ingrédients sont là pour le faire) . Et cette image ne peut-être qu'une mosaïque pour laisser au tango son caractère populaire et vivant. Je pense que nous devons nous atteler à cela en ayant en tête que ce ne sont pas les dorures du Ministère qui nous intéressent, mais tout ceux qui sont dans le tango actuellement et ceux qui ne manqueront pas d'y tomber un jour ou l'autre dans les années à venir.

Nous devrions donc saisir l'étude en cours qui vise - grâce à la "science" devant laquelle on s'agenouille car elle est investie, statistiques aidant, d'une dimension sacrée - à nous révéler si oui ou non il y a lieu de créer un diplôme et un certificat, nous devrions donc saisir cette opportunité pour donner une toute autre image du tango. C'est pourquoi je pense que la charte serait un bon outil, car un outil vraiment minimaliste, qui pourrait partir du constat que le tango est une culture vivante et populaire et que c'est cette culture qu'il faut préserver en garantissant sa diversité. (Déjà dans la charte existante il est dit que le tango est incompatible avec le diplôme et la standardisation)

Evidemment, comment travailler sur cette charte ? Et bien non pas avec une fédération (dont par définition le caractère est durable), mais avec une "coordination" qui se dissoudrait une fois la charte formalisée. Cela réduiraient les enjeux de pouvoir.

On me dira que la coordination ne sera jamais reçue au Ministère. Peut-être. Mais depuis quand est-ce au Ministère d'imposer la forme organisationnelle
d'un mouvement issu de la société civile ? (depuis toujours dirons les mauvais esprits) Ne voit-on pas que derrière la fédération, il y a la certification. Ne voit-on pas que ce qui se cherche au travers de ce diplôme et de cette organisation, c'est que quelqu'un, quelque part puisse définir (enfin) ce qu'est l'essence du tango ou bien ce qu'il doit être ? Ne voit-on pas qu'une telle efficacité serait en fait un nouveau coup porté au tango ? Ne voit-on pas le risque de tuer la poule aux œufs d'or ?

Toutefois je reste optimiste, je me dis que c'est peut-être à force de coups qui lui sont portés depuis plus d'un siècle que le tango se développe de
part le monde... Mais bon, Ce nouveau coup là, n'est peut-être pas si violent que ça. Il y a eu pire dans l'histoire. Et puis je sens que le mouvement est lancé. Et qu'il y aura probablement une fédération. Il n'y a qu'à espérer que les associations hors fédération pourront continuer leur développement artisanal...et pionnier...

Bien amicalement.

Pierre Vidal-Naquet

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